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Le code sacré

 

Tomoki a 21 ans aujourd’hui. Ce soir, ses amis ont organisé un dîner au restaurant. En attendant de les retrouver, il s’est éloigné du quartier de Kyoto où il réside,  pour une randonnée en montagne, seul.

 

Il marche depuis une heure peut-être. Il a choisi ce sentier au hasard avec le secret espoir d’être guidé quelque part. Ses pensées se sont apaisées au rythme de ses pas et il commence à avoir la tête un peu vide. Il s’ennuie un peu. Le temps est gris et pourtant éblouissant. La lumière du soleil diffuse à travers les nuages dans toutes les directions. Le printemps est bien avancé et la nature est en effervescence. Son corps aussi est plein d’énergies et de désirs qui surgissent vite, de manière désordonnée, sans objet précis. Il se met à courir jusqu’à en perdre haleine ; il aime la force qu’il sent en lui. Il s’allonge dans l’herbe, ferme les yeux et  respire profondément l’odeur de la terre.

 

Il se revoit alors petit garçon, marchant aux côtés de son grand-père.

Dès qu’il a eu quatre ans, « Ojiisan » l’a invité à l’accompagner dans ses promenades. Lui, mais pas ses frères, ni ses cousins, ni sa sœur... Un jour, bien plus tard, il lui a demandé pourquoi. Son grand-père est resté silencieux et n’a pas détourné son regard du chemin.

Il était fier, et aussi toujours en alerte, inquiet de faire ou de dire quelque chose qui déplairait à son aïeul. Sa mère l’avait mis en garde.

 

Tomoki revoit son grand-père le hissant sur ses épaules pour qu’il contemple de plus près les fleurs toutes nouvelles du cerisier. Il s’était senti si puissant là-haut. Il a le souvenir des mains solides qui le tenaient et de la sensation de sécurité qu’elles lui avaient donnée.  Et il racontait ce qu’il voyait, les fleurs toutes pareilles mais pas exactement, les insectes qui volaient et se posaient à peine, les branches qui partaient dans tous les sens. Et son grand-père qui l’encourageait à parler encore et encore… et il entend, comme si c’était hier, le long rire de son aïeul.

 

Il se souvient d’un jour d’été. Ils avaient tous deux plongé leurs pieds dans la rivière, le flux était doux et lumineux. Son grand-père lui raconta longuement le voyage de l’eau depuis le ciel, sur la montagne, dans le lac, puis la rivière, l’eau du robinet, puis les égouts et la mer et à nouveau dans le ciel… Porté par la voix de son grand-père, Tomoki s’était senti goutte d’eau s’infiltrant à travers la roche lentement, puis quittant la surface d’un lac pour se dissoudre dans l’air et monter dans l’atmosphère, et à nouveau descendre en pic vers la terre et heurter violemment la feuille de l’arbre sur son passage. Plusieurs fois ensuite, les jours de pluie ou devant un simple robinet, il s’était surpris à rêver de ce grand voyage.

 

C’était un jour d’automne. Il devait avoir 6 ans. Il était fatigué. Son grand-père ne semblait pas vouloir faire de halte. La forêt de résineux était sombre et silencieuse. Alors un renard surgit sur le chemin devant eux et s’arrêta un instant à courte distance. Ils restèrent un long moment face à face avec l’animal. Tomoki était tout excité, il aurait aimé parlé, mais son grand-père était parfaitement immobile. Et il savait qu’il devait faire de même. Le renard fit un pas, puis deux dans leur direction. Tomoki sursauta et l’animal s’enfuit dans la forêt. Il s’attendait à être froidement réprimandé. Tranquillement, son grand-père reprit la marche et lui parla des animaux, de leurs habitudes de vie et aussi des messages qu’ils portent pour les hommes, à la fois bienveillants et terrifiants si l’on n’en tient pas compte. C’est à cette période que Tomoki commença à tapisser le mur au dessus de son lit de photos de grues, d’écureuils… et de renards.

 

C’est un jour d’hiver, au bord d’un lac, que Tomoki fit une découverte qui le fascina et l’inquiéta en même temps. Il avait l’habitude de voir son grand-père assis immobile faire zazen. Depuis toujours, il savait que c’était le moment pour lui de manger ce que sa mère avait glissé dans son sac, de jouer un peu en silence et souvent il finissait par s’endormir. Ce jour là, le vent était froid et Tomoki ne parvenait pas à trouver le sommeil. Alors, il observa le visage de son grand-père, et le rythme régulier de son souffle visible dans l’air froid. Il réalisa que ce visage changeait progressivement, perdait ses traits rigoureux et prenait un air plus doux. Ses yeux étaient ouverts plus grands et plus clairs. Un sourire imperceptible s’était dessiné sur ses lèvres. Le reflet de sa silhouette vibrait très légèrement sur la surface du lac, comme celui des grands arbres autour d’eux. Au bout d’un moment, il semblait ne plus respirer, plus rien en lui ne bougeait, comme s’il avait quitté son corps. Tomoki eut alors un peu peur et resta immobile à guetter un signe de vie. Il s’endormit et quand il se réveilla, il pensa un moment qu’il avait rêvé… son grand-père aurait-il eu une conversation avec les esprits du lac et du vent ?

 

Le petit Tomoki débordait d’une admiration infinie pour son grand-père. Il lui attribuait toutes sortes de pouvoirs magiques : voir dans le cœur des pierres leur longue histoire, écouter le chant sage des plantes et gagner la confiance des animaux. Un jour il essaya d’en parler à ses amis. Ils se moquèrent de lui avec tant de cruauté que jamais, il ne recommença.

 

Quand Tomoki eut sept ans, « Ojiisan »commença à lui apprendre à mettre des mots sur les scènes et les êtres de la nature qu’ils découvraient ensemble. Pas n’importe comment, sous forme de Haïkus, ces petits poèmes de trois lignes au rythme bien particulier : cinq syllabes pour le premier vers, sept pour le deuxième, cinq pour le dernier fixent le cadre dans lequel la création est permise. Pour lui signifier que l’heure de l’exercice était venue, « Ojiisan » posait toujours la même question : « Que cueilles-tu ici et maintenant ? »

Au début, Tomoki répondait spontanément comme si c’était un jeu. Il composait ainsi le premier vers :

« L’érable de l’automne »,

souvent le deuxième :

« Me tend ses mains rouges »

et « Ojiisan » complétait par un troisième…parfois plusieurs dizaines de minutes plus tard :

« Que puis-je lui donner ? ».

 

Quand l’Haïku était achevé, son grand-père traçait le texte sur le sol, le contemplait un moment avant de reprendre la marche.

Avec le temps, son grand-père devint plus exigeant. Quand le premier vers de Tomoki sonnait faux, son grand-père  le laissait là, se dissoudre dans le silence. Ainsi Tomoki apprit peu à peu à saisir en lui la sensation inspirée par ce qu’il voyait, et en même temps à trouver le détail visuel sur lequel il pouvait l’accrocher. C’était un exercice difficile et il se souvient encore aujourd’hui du trac qu’il ressentait à douze ans quand son grand-père posait la question « Que cueilles-tu ici et maintenant ? » Jamais son grand-père ne lui fit de commentaires ou ne lui donna de conseils. Il comprit peu à peu les règles à suivre par la pratique et l’exemple. Parfois, les mots ajoutés aux siens par « Ojiisan » étaient si riches de sens que Tomoki en était bouleversé.

 

 

A travers le feuillage

Le soleil joue

Signe d’une pulsation

 

Il essayait de garder en mémoire quelques Haïkus du jour pour les chuchoter à sa mère en rentrant. Elle était toujours discrètement ravie. Bien sûr il n’en disait rien à son grand-père pour qui ces poèmes n’avaient rien à faire en dehors du lieu où ils avaient été créés.

 

Arbre, oh grand arbre

Pourquoi dans la nuit

Danses-tu avec ton ombre ?

 

Pour ses quatorze ans, « Ojiisan » invita son petit fils à une randonnée de plusieurs jours dans la montagne, à deux heures de train. C’était la fin du printemps, le temps était clair et Tomoki était heureux de libérer un moment de sa vie d’étudiant déjà très studieuse. Avec l’âge, son grand-père parlait de moins en moins. Quand il souhaitait partager avec son petit fils une sensation, un détail du paysage, il s’arrêtait et le lui montrait de la main ou simplement par le regard. Tomoki avait appris à lire son aïeul.

 

Le deuxième soir, ils s’étaient arrêtés pour dormir dans une maison dominant la vallée. Assis dehors, Tomoki repensait à sa journée et au moine croisé sur le chemin qui lui avait semblé infiniment vieux, presque immortel. Un Haïku se présenta à lui et il l’inscrivit lentement sur le sol poussiéreux. Son grand-père était assis en silence plus loin.

 

Le moine

Sur le sentier  - à chaque pas

Inspire un air plus léger

 

Sept syllabes pour le dernier vers… pourquoi pas après tout, « Ca sonne bien », se dit-il avec un léger rire de contentement.

 

Soudain il perçu le regard de son grand-père par-dessus son épaule et sentit l’air se crisper autour de lui.

 

Son grand-père lut le texte à voix haute, constata le mot de trop, le piétina vigoureusement et rentra dans la maison.

Tomoki eu juste le temps d’apercevoir son visage, qui avait pris l’expression furieuse des gardiens traditionnels des temples japonais.

 

Ils n’échangèrent ni un mot, ni un regard sur le sentier du retour. Tomoki était tour à tour désespéré, en colère et fier d’avoir osé braver son vieux grand-père. Alors qu’ils franchissaient un pont de bois, la pensée de sauter par-dessus le parapet le traversa. Puis plus tard, il sentit sa colère et sa haine se dresser comme une lance prête à traverser le dos de l’aïeul qui marchait devant lui. A d’autres moments,  il se sentait très fort d’avoir osé …

 

Depuis ce jour, « Ojiisan » n’a pas adressé la parole à son petit-fils autrement que de manière distante, comme il le fait avec ses autres petits-enfants. Il est de plus en plus vieux, de plus en plus insondable.

 

Tomoki ouvre les yeux, s’assoit dans l’herbe. Ce  flot de souvenirs le trouble. Il vient de prendre conscience de tout ce que son grand-père lui a transmis, cette relation à la nature, à la matière et aux êtres qui est bien vivante en lui et l’accompagne au quotidien. Il mesure après coup la douleur d’avoir dû renoncer à cette relation privilégiée. A l’époque il avait fièrement serré les dents et laissé sans réponse les questions de sa mère.

Autour de lui la nature est accueillante. Il touche de son regard les formes différentes des arbres, les couleurs des feuilles, les textures des écorces et le temps s’arrête.  Il ferme les yeux pour écouter les chants des oiseaux, le vol des insectes, le bruissement des feuillus autour de lui et il aime instantanément cette musique dont le rythme ne se laisse pas saisir. Ces sensations subtiles font vibrer son corps d’homme à l’unisson avec ce monde qui l’entoure. Il prend conscience de sa sensibilité, il en est fier. Il a 21 ans.

 

Pendant le dîner, ces amis parlent fort. Il s’échappe un instant de la conversation et repense à sa journée. Il observe la salle du restaurant autour de lui. Son regard croise celui d’un poisson dans un aquarium. Ce poisson a une drôle de tête carrée, des yeux clairs et comme une petite barbiche…. C’est alors que ces mots lui viennent :

 

Dans le restaurant

Le poisson dans l’aquarium

Les regarde manger

 

« Cinq - sept - cinq » serait-il un code sacré ?

 

 

Marianne, Juillet 2011

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